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Commentary from the Mercure danois
October 1757
Cette lettre, tirée du Mercure danois, octobre 1757, est reproduite dans François Moureau, Le Roman vrai de l'Encyclopédie (Paris: Gallimard «Découvertes Gallimard&187;, 1990), p. 150-153.
La vie des gens de Lettres est un des points sur lesquels je puis le plus
aisément vous instruire. En arrivant ici, j'étais fort avide
de les voir, soit parce que j'étais curieux de connaître des
personnes dont les écrits m'avaient tant fait de plaisir, soit pour
me mettre en état de répondre aux questions qu'on pourrait
me faire; je m'imaginais que je les trouverais renfermés dans leur
cabinet, occupés à recueillir leurs matériaux, à
méditer, à arranger, à écrire, et à revoir.
Bien loin de là. Après avoir couru çà et là
à toutes heures, il en était peu que je pusse rencontrer.
Les uns ne sont plus chez eux après 8 heures du matin, et il n'y
en a presque aucun qu'on puisse rencontrer encore après midi. J'attribuai
pendant quelques jours à mon malheur l'inutilité de mes courses,
mais enfin à force de tentatives, je m'assurai que la difficulté
demeurait constante et qu'apparemment elle avait une cause réelle.
Seulement j'ignorais s'ils étaient véritablement hors de chez
eux, ou si leur opiniâtreté au travail les engageait à
fermer leur porte à toutes les visites. J'interrogeai là-dessus
un homme très connu dans la République des Lettres: «Qui
donc avez-vous souhaité de voir?», me dit-il. Je lui nommai
deux ou trois personnes.
«Pour M...., je ne puis pas vous le faire connaître, me répondit-il,
nous ne nous voyons pas; faites-vous introduire chez Madame ... les mercredis;
je vous conduirai vendredi chez Madame ... où vous trouverez ...
«Mais, lui dis-je, ce n'est pas dans la société que je
voudrais les voir, ne pourrais-je pas les questionner dans leur cabinet?»
«Dans leur cabinet, s'écria-t-il, à peine s'y tiennent-ils
chaque jour trois ou quatre heures, et pour lors ils s'enferment si bien
qu'on ne saurait les aborder. Mais c'est dans les maisons qu'on peut
les voir; c'est là qu'on disserte, que l'esprit s'épanouit;
dans les unes règne la gaieté, dans l'autre le sérieux,
ici on encense à Fontenelle, là c'est à Montesquieu,
ou à Voltaire; et comme si les mérites de
différents genres ne pouvaient se concilier, il faut toujours qu'un
auteur ait une préférence en quelque sorte exclusive. Elle
est surtout marquée pour les auteurs vivants. Si l'on vous introduit
chez Madame de ... souvenez-vous qu'elle est Encyclopédiste.
«Encyclopédiste! repris-je, qu'est-ce à dire?»
Ma surprise jeta mon nouveau Mentor dans un étonnement inconcevable.
«Quoi! me dit-il, vous ne savez pas que toute notre littérature
est partagée en deux factions, l'une pour, l'autre contre l'Encyclopédie.»
«En vérité, lui dis-je, je n'en savais rien, mais cela
ne me paraît pas naturel, car tout le monde devrait être pour
et contre suivant les articles et la manière de l'envisager. »
« Vous avez raison, répliqua-t-il. Mais gardez-vous bien de
dire votre sentiment tout haut il n'est pas permis de penser ainsi; j'aime
naturellement les partis modérés; mais j'ai été
forcé à me décider, sans quoi, je serais resté
seul.» Quelque envie que j'eusse de m'instruire un peu plus à
fond en faisant de nouvelles questions, je ne sais comment la conversation
de digression en digression se porta sur d'autres matières jusqu'au
moment où nous fûmes obligés de nous séparer.
Je connaissais depuis longtemps la mode des bureaux d'esprit, et j'avais
si mauvaise opinion du ton de ces rendez-vous que j'évitai d'être
introduit dans aucun. Il en est de mille espèces, ils sont conduits
par autant d'esprits différents; mais j'ai ouï parler mal de
tous. J'en sais où l'on se rend à point nommé pour
bâiller, pour déclamer contre la vie humaine en général,
contre les moeurs du temps, contre le séjour de Paris, contre tout
ce qu'on a trouvé à propos de nommer préjugé;
et où à force d'analyser tous les plaisirs on est parvenu
à n'en sennr aucun. On appelle cela de la Philosophie. Et
ceux qui s'ennuient là périodiquement disent tout uniment,
en parlant de leurs propres opinions: le Sage méprisant le
vulgaire, ou bien la Philosophie nous enseigne, etc.
Je ne vous entretiendrai pas de ces sublimes assemblées, parce que
je veux vous parler de ce que j'ai pu apprendre de plus certain sur le principal
objet de votre curiosité; je veux parler du sujet de la vérité
de cette imputation de cabale que se font réciproquement les auteurs
et les ennemis de l'Encyclopédie.
Si ma lettre devait être lue par les personnes intéressées,
je serais sûr d'offenser les deux parus, mais comme vous n'êtes
d'aucun, vous pourrez voir que si je n'ai pas démêlé
la vérité, j'ai du moins cherché à le faire.
Lorsqu'on commença à annoncer cet immense Dictionnaire,
destiné à recueillir tout ce qu'on sait aujourd'hui, et
à le faire connaître à la postérité, presque
tous ceux qui avaient cultivé quelque parue des sciences auraient
désiré d'être employés à le rédiger;
ils jugeaient qu'un ouvrage si ample, qui semblait commencer sous les plus
heureux auspices, était un de ces monuments inébranlables
qui résistent à tous les événements. On pensa
que le nom d'un auteur écrit à la tête d'un pareil ouvrage
était un gage assuré de l'immortalité.
Le premier volume qui parut fit déjà à l'Encyclopédie
je ne sais combien d'ennemis. Les uns par envie contre une entreprise
qui semblait devoir être immortelle auraient voulu arrêter la
publication de ce monument colossal; d'autres auxquels il paraissait qu'on
aurait dû les employer, ou, qui même avaient été
refusés, tâchaient, en recherchant les fautes du plan et de
l'exécution, de faire voir qu'ils étaient capables de faire
mieux. Plusieurs qu'on avait blessés par la critique de leurs opinions,
ou par des jugements trop sévères de leurs ouvrages voulaient
se venger sur le corps entier des injures des particuliers. Des auteurs
qu'on avait compilés ou même des Lecteurs indifférents
furent offensés de voir des choses très communes annoncées
comme des découvertes; on aperçut des fautes réelles,
qui devaient nécessairement se trouver dans un ouvrage si grand et
si vaste.
On trouva qu'il n'y avait point d'unité de plan; que quelques manières
étaient traitées avec trop d'étendue, tandis que d'autres
étaient étranglées. Quelques-uns plutôt bien
intentionnés que prudents firent beaucoup de bruit de ce qui blessait
ou paraissait blesser la Religion; ils devaient penser que crier à
l'irréligion, c'est avertir le public toujours avide de la trouver;
d'ailleurs le gouvernement ne peut agir sans augmenter encore l'avidité,
surtout lorsque les auteurs ont porté leurs coups sourdement et de
manière à pouvoir nier leurs véritables intentons.
Tant de personnes réunies par différents principes pour attaquer
I'Encydopédie firent apercevoir aux auteurs qu'ils faisaient
corps, que leurs intérêts étaient communs, que déprimer
quelque membre de leur association, c'était ôter à chacun
une partie de sa gloire. [...]
Il faut compter parmi les Encyclopédistes ceux qui, saisis
d'un ardent désir de s'immortaliser à peu de frais, postulent
pour faire insérer dans le grand Dictionnaire quelque peut article
avec leur nom au bas écrit en gros caractères, comme s'il
était fort avantageux pour eux que dès ce moment et jusqu'aux
temps les plus reculés ont pût dire en lisant ces articles:
«Voilà le nom d'un homme qui n'a été joint à
une si belle entreprise que pour en augmenter les défauts.»
Le nombre de ces aspirants à l'honneur d'être Encyclopédistes
est plus grand qu'on ne saurait dire, et vous en verrez de temps en temps
paraître quelques-uns, que l'amitié des éditeurs a mis
au comble de leurs voeux aux dépens de la perfection de l'ouvrage.
Qu'ils sont à plaindre, Monsieur, ces Editeurs, d'avoir à
lire tant de misères et qu'il est difficile de refuser honnêtement
à une personne qui croit le mériter la faveur de l'associer
à une compagnie d'illustres qui s'avancent à la fois et qui
vont à l'appui les uns des autres se placer au temple de mémoire!
Je ne vous dirai point combien de haines, d'injures, de calomnies, de cabales,
et d'art ces factions ont produit, vous l'imaginez aisément, et vous
en pouvez voir les effets pour peu que vous jetiez l'oeil sur les productions
du jour. Les disputes ne sont pas nouvelles dans la République des
Lettres; mais les factions me paraissent l'étre, à moins que
vous ne nommiez ainsi les sectes des Philosophes et celles que des sujets
plus graves ont fait naître.
C'est ainsi que j'ai vu les choses, et le spectacle m'a paru intéressant.
Je ne doute pas que toutes ces dissensions ne préparent des énigmes
à la postérité. [...]
Mercure danois, octobre 1757