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Le Projet Philosophique de l'Encyclopédie
I. PRESENTATION PHYSIQUE DES TOMES IN FOLIO
La première page de l’Encyclopédie ne commence pas avec la lettre « A » mais avec un Discours préliminaire des éditeurs qui consiste dans l’exposition de la méthode utilisée pour rassembler les connaissances. A la fin du Discours préliminaire un tableau résume cette présentation dans un Système figuré des connaissances humaines. Pour réaliser ce projet philosophique global, les éditeurs d’Alembert et Diderot ont fait appel à plus de 200 auteurs qui forment une société de gens de lettres. L’Encyclopédie est ainsi la première œuvre collective de l’histoire des dictionnaires encyclopédiques. Elle est constituée de 28 tomes qui, jusqu’au tome 8 compris, commencent tous par un avertissement.
I.1. Exposé pratique des 17 tomes de discours
Le premier tome (1751) débute, nous l’avons dit, par l’explication du projet philosophique global ou Discours préliminaire des éditeurs qui comprend trois parties (voir I.2). Il est suivi par un Avertissement qui liste les noms des auteurs marqués par une lettre. Le volume se termine par la correction de l’article ASPLE.
Le tome second (1751) commence par un court Avertissement des éditeurs suivi par des Corrections et additions pour le premier volume. A la fin du tome 2, il y a une liste des auteurs ainsi que des Errata.
Le tome troisième (1753) débute par un long Avertissement des éditeurs de 14 pages suivi des listes de Noms de personnes et d’Errata. Il se termine par la Marque des auteurs.
Le tome quatrième (1754) comporte au début un court Avertissement des éditeurs et des Errata. Rien en fin de volume.
Le tome cinquième (1755) comporte également un court Avertissement des éditeurs essentiellement destiné à fournir le nom des auteurs. Il est immédiatement suivi par l’Eloge de M. le Président de Montesquieu sur 16 pages. Il se termine par une liste des Errata.
Le tome sixième (1756) commence par un Avertissement des éditeurs suivi de listes des Noms des personnes et de Noms des auteurs. A la fin il y a une liste des Errata.
Le tome septième (1757) s’ouvre sur l’Eloge de M. Du Marsais suivi des Noms des auteurs et des Marques des auteurs. Il se termine sur une liste d’Errata.
Le tome huitième (1765) commence par un « Avertissement. » dû à Diderot. Le point après « Avertissement » remplace « les éditeurs » puisque d’Alembert s’est retiré de l’entreprise et a simplement fourni dans les dix volumes datés de 1765 les articles scientifiques. Il est à noter que seuls les sept premiers tomes contiennent des listes d’auteurs et d’errata. Il convient de ne pas les négliger car ils corrigent un grand nombre d’erreurs typographiques et d’oublis qui parfois changent radicalement le sens du texte des articles.
I.2. Plan du DISCOURS PRELIMINAIRE DE L’ENCYCLOPEDIE
Première Partie | |
---|---|
Titre | Discours préliminaire des éditeurs |
Auteur | D'Alembert (avec une partie signalée du Prospectus de Diderot) |
Deuxième Partie | |
Titre 1 | Explication détaillée du système des connoissances humaines |
Titre 2 | Observations sur la division des sciences du chancelier Bacon |
Auteur | Diderot |
Troisième Partie | |
Titre | Systême figuré des connoissances humaines |
Auteur | Diderot (avec la « métaphysique des corps » de d’Alembert) |
I.3. Le Système figuré des connaissances humaines
I.3.1. Les représentations du Système figuré : novembre 1750 et juin 1751
En novembre 1750 Diderot lance un Prospectus destiné à la souscription de « huit volumes et six cents planches » de l’Encyclopédie. En fait il paraîtra 17 volumes de discours de 1751 à 1765 et 11 volumes avec 2569 planches de 1762 à 1772. La différence qui nous interpelle maintenant est autre que celle du nombre de volumes annoncé. Il s’agit de la différence entre le système figuré inséré dans le Prospectus en novembre 1750 et le système figuré des connaissances humaines qui paraît sept mois plus tard en juin 1751 dans le Discours préliminaire du tome I de l’Encyclopédie :
I.3.2. Les différences entre les deux Systèmes figurés 1750 et 1751
On peut retenir trois différences importantes dans les deux systèmes encyclopédiques. La différence majeure concerne la métaphysique et les deux autres visent l’architecture et la physique qui inclut la chimie.
a/ La métaphysique
Dans la colonne de la faculté de la raison, le SF du Prospectus de 1750 place au-dessus de la science de la nature la métaphysique générale dans son acception traditionnelle d’Ontologie ou science de l’Être. Une métaphysique particulière est insérée dans la 1ère science philosophique qu’est la science de Dieu. Elle est synonyme de la pneumatologie ou science de l’Esprit. Dans le SF de 1751 cette pneumatologie devient science de l’âme et, détachée de la science de Dieu, est placée première de la science de l’homme, au-dessus de la logique et de la morale. Quant à la science de Dieu si elle dirigeait la philosophie dans le SF de 1750, elle est en 1751 au-dessous de la métaphysique générale et elle est isolée. La théologie est alors une science à part entière avec Dieu pour objet. Il y a désormais 3 sciences qui constituent la philosophie : la science de Dieu, la science de l’Homme et la science de la Nature. Ce qui signifie que la philosophie peut se consacrer soit à Dieu, soit à l’homme, soit à la nature. Pour que la philosophie ait cette liberté il fallait que la métaphysique générale ou Ontologie prenne la place de la science de Dieu et qu’elle dirige non pas la science de la nature, comme dans le SF de 1750, mais qu’elle ait sa place au-dessus de toute la philosophie divisée en trois sciences. La question de la théologie une fois résolue, la science de l’homme est dirigée par la pneumatologie et la science de la Nature est conduite par la métaphysique des corps ou physique générale. De fait la physique de 1751 ne comporte plus qu’une physique particulière alors qu’en 1750 elle était soit générale soit particulière.
L’invention par d’Alembert d’une métaphysique des corps en 1751 a pour première conséquence de casser la métaphysique et de poser une distinction entre théologie et philosophie. Elle constitue un des premiers pas vers une autonomie de la philosophie puis vers la théorie de la connaissance. La métaphysique des corps est « la spéculation intellectuelle qui appartient à la physique générale » (DP, p. xvij) dit d’Alembert. Autrement dit, la philosophie applique son art de raisonner ou logique sur des objets après observation et expérience scientifiques. L’espace de causalité sans faits est réduit à une querelle de mots et ici, il ne concerne que les choses. Ainsi, le scientifique est le philosophe qui, dans la recherche des causes à partir des effets, rend raison des phénomènes. La métaphysique des corps désigne l’intelligence de procéder dans la recherche d’un principe directeur du système du monde. Elle se caractérise par le processus de l’entendement du savant uniquement pendant le cheminement de la découverte. Elle est issue des recherches de l’époque sur la cosmologie et le problème des trois corps, l’Encyclopédie étant le premier dictionnaire à définir non plus uniquement l’astrologie et l’astronomie mais la cosmologie, « physique générale et raisonnée » qui fait voir la liaison des principes, lesquels sont la métaphysique des faits. On est en droit de penser que cette invention axée sur les liens avec lesquels se construisent les principes qui expliquent le système du monde est plus influencée par Pythagore et Galilée que par Newton. Désormais, chaque discipline possède un espace de causalité qui renferme le processus de la construction des choses : celui de la philosophie est la métaphysique générale ou ontologie de laquelle la théologie a été isolée, celui de la science de l’homme est l’âme avec la pneumatologie, enfin celui de la science de la nature est la métaphysique des corps ou physique générale. Cet ordre encyclopédique est dirigé par l’entendement humain qui est d’une part un « tout » constitué de 3 facultés et, d’autre part, un outil dont le mouvement des facultés permet à l’homme d’acquérir le savoir de la liaison des parties. La liaison qui dans les principes de la physique convoque la métaphysique des corps, Diderot la nomme perception des rapports dans la philosophie générale de l’Encyclopédie.
b/ L’architecture
La deuxième différence se situe dans les trois facultés représentées par les colonnes de la mémoire, de la raison et de l’imagination. La nouveauté consiste dans le déplacement de l’architecture civile de la faculté de la raison vers l’imagination entre la sculpture et la gravure. Elle appartient de ce fait en 1751 à la poésie (globalement désignée dans les volumes de discours par « les beaux- arts ») et non plus à la philosophie. Une brève comparaison des deux SF montre que :
- dans la colonne de la mémoire, l’architecture pratique conserve la même place
- dans la colonne de la raison,
- dans le SF 1750 la science de l’homme comprend une architecture civile, une architecture navale et une architecture militaire qui appartiennent à la morale particulière dans la partie de la science des lois allant de la jurisprudence naturelle à la jurisprudence politique.
- dans le SF 1751 les deux dernières architectures, la navale et la militaire, sont situées dans la science de la nature. L’architecture militaire est en mathématiques pures dans la géométrie élémentaire avec la tactique. Quant à l’architecture navale, elle appartient à la mécanique située dans les mathématiques mixtes.
- dans la colonne de l’imagination il n’y a pas d’architecture dans le SF de 1750. En revanche dans le SF de 1751 l’architecture civile ou « art de bâtir », déplacée de la science de l’homme où elle était en 1750, apparaît dans la poésie entre la sculpture et la gravure.
c/ La physique
La troisième différence concerne à nouveau la faculté de la raison et la science de la nature maintenant dirigée par la métaphysique des corps. Désormais dégagée de la physique générale laissée au savant philosophe inventeur d’un principe directeur du système du monde, la physique du scientifique est la physique particulière. Elle occupe un espace aussi important que celui des mathématiques qui constituent l’autre discipline de la science de la nature. Elle est aussi mieux structurée en 1751 qu’en 1750. L’ordre de ces disciplines a changé et la physique intègre une nouvelle discipline scientifique : la chimie, isolée de l’alchimie. Comme la théologie a été isolée dans la philosophie, l’alchimie est extraite de la chimie pour faire de chacune d’elle une science à part entière.
II. LES DIFFERENCES AVEC LE PROJET ENCYCLOPEDIQUE DE CHAMBERS ET LE PROJET PHILOSOPHIQUE DE BACON
II. 1. Chambers
On sait que le projet des libraires de l’Encyclopédie consistait dans la traduction de la Cyclopaedia d’Ephraïm Chambers (2 volumes : 1ère éd. 1728 à Londres et 5ème éd. 1742 à Dublin, les éditions en 4 vol. sont posthumes et n’ont pas été composées par Chambers). Le tableau qui ordonne les sciences (view of knowledge) est très différent du Système Figuré des connaissances humaines. Le tableau de Chambers conserve un mode de division commun avec les anciens ordres du savoir :
On assiste avec Chambers à une division de la connaissance et non à une division de l’entendement en facultés pour classer les sciences. Les divisions traditionnelles de la connaissance reprises par Chambers sont les suivantes :
- Naturelle ou artificielle
- Scientifique ou technique
- Sensible ou rationnelle
- Interne ou externe
- Réelle ou symbolique.
En effet, il ne saurait y avoir de direction par l’entendement humain chez Chambers dans la mesure où le tableau « view of knowledge » est un tout conçu par Dieu. Ce tableau placé en page 2 de la Préface comporte des appels de notes. Chaque note désigne une science et chaque science est un tout déjà construit par Dieu. Dans ce rassemblement créationniste des sciences formant chacune un tout en elle-même, Chambers se positionne en guide pour le lecteur. En suivant les renvois, le lecteur aura la connaissance d’une science en sa totalité. Quant à la découverte du système du monde elle a été réalisée par Newton pour qui Chambers écrit cette Cyclopaedia ou dictionnaire universel et non raisonné, puisque le monde est une création de Dieu et non une construction de l’homme.
II. 2. Bacon
La philosophie des progrès du savoir dirigés par l’entendement humain constitue un héritage de Francis Bacon à l’Encyclopédie. Les éditeurs rendent hommage sans cesse à Bacon, leur inspirateur direct qui n’a pas eu l’audace, parce qu’il ne le pouvait pas à son époque, de séparer la théologie de la philosophie. La différence avec Bacon est donc philosophique et radicale.
Cette reconstitution sous forme d’un tableau du texte de Bacon The Advancement of Learning (1605, Livre II) reprise dans De Dignitate et Augmentis scientiarum (1623) est extraite de l’édition établie par William Aldis Wright (Oxford, Clarendon Press, 1868 puis 1926). Bacon fonde la connaissance sur l’entendement de l’homme qu’il désigne être le siège du savoir et distribue les sciences selon les facultés de l’entendement. L’ordre est le suivant : l’histoire qui correspond à la mémoire, la poésie qui correspond à l’imagination et la philosophie qui correspond à la raison.
Puis dans la partie III. « Philosophy », les trois sciences qui la composent sont : a) la science divine, b) la science naturelle, c) la science de l’homme. Le changement opéré par l’Encyclopédie sur ces deux aspects que sont l’ordre des facultés et l’ordre des sciences philosophiques est équivalent à celui réalisé par Copernic dans le livre VI du De Revolutionibus orbium coelestium (1543), ce qui fera dire à d’Alembert que toutes les révolutions ont lieu au milieu des siècles. Pour mettre en place leur renversement de perspective du savoir par rapport à toutes les représentations antérieures, Diderot et d’Alembert effectuent en 1751 une double inversion dans l’ordre baconien.
La première inversion consiste à placer la raison avant l’imagination. Bacon énonçait la mémoire qui correspond à l’histoire, l’imagination qui correspond à la poésie et la raison qui correspond à la philosophie pendant que l’Encyclopédie pose la mémoire, la raison et l’imagination.
La deuxième inversion consiste, dans la faculté de la raison, où la science de l’homme est placée au-dessus de la science de la nature. Alors que Bacon place la Nature au-dessus de l’Homme et fait donc de la science de la nature une directrice de la science de l’homme, les encyclopédistes pour qui sans l’homme la nature reste muette, divisent la philosophie selon :
a) la science de Dieu, b) la science de l’Homme, c) la science de la Nature.
Il n’est plus question d’obéir à la nature et d’intégrer un raisonnement servile voire religieux qui demande l’obéissance pour triompher ensuite, mais le temps est venu pour l’humanité de dégager un nouveau point de vue où on laissera humblement les recherches de la cause unique et première à un monde autre que celui de l’homme. La nouvelle perspective de l’Encyclopédie souvent désignée par le scepticisme invite en fait à penser que c’est l’homme qui détient les clés de la logique de la nature. En 1784, Kant transforme le projet philosophique de l’Encyclopédie en devise des Lumières : Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Les philosophes des Lumières ont livré dans l’Encyclopédie les méthodes pour utiliser ce courage. A chaque époque d’organiser sa manière de l’acquérir, c’est pourquoi toute organisation des connaissances ne peut être qu’arbitraire. Bacon a proposé la sienne, l’Encyclopédie en a proposé une autre et le XXIe siècle, dont l’organisation des disciplines est issue du siècle des Lumières, est en train d’en proposer une nouvelle.